Mais pourquoi donc avoir renvoyé des Poilus tuberculeux du front mourir à la maison ?

En participant au programme participatif Familles Landaises de recensement des Poilus Landais, mon attention a été attirée par plusieurs cas de décès par tuberculose survenus chez des jeunes soldats renvoyés chez eux pour y mourir, au risque certain de contaminer leur entourage. Pourquoi ces jeunes gens n’ont-ils pas été transférés dans l’un des 45 hôpitaux sanitaires spécifiques analogues aux sanatoriums civils, mais créés seulement à partir de la fin 1915 ? 

 

1 - La tuberculose nous accompagne probablement depuis le début de la sédentarisation de l’homme et des débuts de l’élevage, il y a environ 10 000 ans.

 

Au début du XXe siècle, la tuberculose était l’un des grands fléaux tuant plus de 100 000 Français par an. Comme l’écrit Cyr Voisin : " L’équipement sanatorial est pratiquement inexistant. Les sanatoriums populaires sont l’exception : en 1907, on en compte treize, regroupant 684 lits, potentiel dérisoire face aux 500 000 tuberculeux que compte le pays ”.

 

Il a fallu attendre la première partie du XXe siècle pour voir apparaître quelques avancées dans sa prise en charge. Les essais cliniques du premier vaccin contre cette maladie - le bacille bilié de Calmette et Guérin (BCG) - ont été réalisés en France entre 1924 et 1926 sur plus de 5 000 enfants et ont montré une efficacité de 93 % contre la tuberculose mortelle chez le jeune enfant. La vaccination par le BCG a dès lors été recommandée afin de protéger les nourrissons, dès la naissance contre les formes les plus graves de cette maladie. Mais le BCG n’empêche pas la survenue des formes les plus graves de tuberculose, dont les méningites et surtout les miliaires pulmonaires très contagieuses.

La seconde avancée a été l’amélioration du niveau de vie : meilleure alimentation, amélioration de l’habitat, moindre promiscuité en ville et donc moindre risque de contamination d’une personne à une autre et meilleures défenses immunitaires.

La troisième grande avancée a été la découverte la streptomycine en 1943, premier antibiotique actif contre l’agent de la tuberculose : M. tuberculosis. Cependant, les premières souches résistantes à la streptomycine ont émergé rapidement. Puis d’autres antibiotiques, encore aujourd’hui en usage, ont été développés : l’isoniazide en 1952, le pyrazinamide en 1954, l’éthambutol en 1961 et la rifampicine en 1963.

Tous ces traitements n’existaient pas pendant la Grande guerre et si une partie des patients atteints de formes mineures pouvaient guérir spontanément, les autres étaient condamnés.

 

2 - Quelques exemples familiaux de Poilus landais tuberculeux renvoyés à la maison pour y mourir.

 

Jean Gaüzère

Né le 5 août 1879 à Carcarès-Sainte-Croix (Landes). Taille 162 cm, degré d'instruction 2. Marié le 1er décembre 1905, à Carcarès-Sainte-Croix, avec Gabrielle Labarthe.

Soldat au 290ème R.I. Renvoyé dans ses foyers le 1er février 1918 pour « Bacillose pulmonaire ouverte » par la commission de réforme avec gratification renouvelable de 2ème catégorie. Décédé le 23 octobre 1918 chez lui à Saint-Martin-d'Oney (Landes), à l'âge de 39 ans.

 

Jean Clet

Charpentier né à Campagne (Landes) le 31 octobre 1881. Taille 165 cm. Degré d'instruction : 3. Marié avec Jeanne Hélène Suberchicot et père de famille. Passé au 35ème R.I. le 27/09/1914. Passé au 8ème escadron du train (front) le 6/01/1918.

Réformé le 2 mai 1918 pour « Bacillose pulmonaire des deux sommets, plus marquée à gauche ».

Renvoyé dans ses foyers pour mourir, au risque de contaminer tout son entourage. Décédé de tuberculose à Campagne (Landes), peu après, le 31 mai 1918 et sans avoir été reconnu Mort pour la France.

 

Alexandre Bréthous

Né le 24 juillet 1890 à Benquet (Landes). Taille 173 cm, degré d’instruction 2. Soldat de 2ème classe au 120ème R.I. Domestique de ferme.

Réformé temporaire par la commission de réforme de Clermont-Ferrand, le 5 juillet 918 avec gratification de 6ème catégorie. Traité pour tuberculose à l'hôpital mixte de Mont-de-Marsan (Landes). Renvoyé à Campagne (Landes) chez Monsieur Bréthous". Motif : « Condensation des deux sommets avec séquelles de pleurésie de la base gauche. Réduction de travail de 30 % ». Décédé à Mont-de-Marsan, le 29 juillet 1918. Donc, lui aussi a été renvoyé in-extremis dans ses foyers pour mourir de tuberculose, au risque de contaminer son entourage.

 

Un cas fortement suspect de tuberculose pulmonaire : Jean-Noël Gaüzère.

Né à Grand-Brouquère, Campagne (Landes), le 24/12/1892. Taille 158 cm, degré d’instruction 3. La famille a ensuite migré à Aurice (Landes) où Jean-Noël a été répertorié sur le monument aux morts. Soldat au 144ème R.I. Disparu au combat de Missy-au-Bois le 10/07/1916. Interné en Allemagne.

Mort en captivité de « Pneumonie maladie contractée en captivité », le 16/11/1918 à 25 ans, au Lazaret du Camp (Kriegsgefangenenlager Stendal), soit 5 jours après l’armistice. Cette pneumonie mortelle aurait pu être une forme de tuberculose pulmonaire.

 

3 - Avant la Grande guerre, l’armée française était relativement épargnée par la tuberculose.

 

En effet, les jeunes gens suspectés de tuberculose étaient systématiquement réformés (36 000 sur un contingent de quatre millions d’hommes entre 1894 et 1902). Mais avec la mobilisation au début du mois d’août 1914, qui toucha un sixième de la population française, ont été incorporés « les anciens réformés, les « récupérés, sans vérification de leur contagiosité et quelquefois à un stade avancé de la maladie ».

 

« La tuberculose se répand à partir de l’automne 1914, au début de la guerre de position et jusqu’à la fin de 1915, favorisée par les conditions de vie et surtout d’hygiène déplorables, sans parler du surmenage physique ou de l’irrégularité des apports alimentaires ».

Selon Albert Calmette, « La tuberculose a fait des progrès foudroyants durant la guerre et la mortalité est passée de 19-21 ‰ avant la guerre à 41-55 ‰ en 1918 ».

 

« Entre 1914 et 1918, près de 150 000 cas avérés sur 400 000 cas suspects, sont diagnostiqués dans les armées françaises, causant 40 000 morts ».

 

« Entre le 2 août 1914 et le 31 octobre 1917, 81 500 tuberculeux ont été réformés sans pension et 6 579 avec pension ». Donc, seize soldats incorporés sur mille ont été réformés pour tuberculose.

 


 

 

La tuberculose a fait également beaucoup de ravages parmi les soldats des troupes coloniales, avec des formes pulmonaires foudroyantes, aggravées par une immunité différente et l’exposition au froid toute nouvelle pour ces hommes issus des tropiques.

 

4 - Pour une partie du personnel médical, seul le blessé de guerre est digne de considération.

 

Les malades, quels qu’ils soient, sont parfois considérés comme moins glorieux que les blessés et comme prenant leur place. « Moins bien partagée que ses camarades qui bénéficient d’une situation de faveur pour accidents ou infirmités contractés en service, n’ayant, d’ordinaire, droit à aucune assistance, à aucune pension, et congédié sans autre forme de procès, le tuberculeux a, pour unique ressource, de s’en retourner mourir au pays natal ». C’est seulement à partir de la fin 1915 que 45 hôpitaux sanitaires spécifiques vont être créés, analogues aux sanatoriums civils loin d’être assez nombreux ».

Quelques années après la guerre, la mention marginale : « Mort pour la France » a été parfois rajoutée, sauf dans le cas d’André Clet !

 

5 - Les Conseils de réforme se montrent très suspicieux.

 

Les conseils de réforme n’avaient recours ni à l’analyse des crachats ni à la radioscopie, se fondant uniquement sur l’auscultation du patient. Leur principale interrogation semblait de déterminer la date de début de la maladie. Après l’incorporation (ce qui motivera le versement d’une pension) ou avant l’incorporation ? Auquel cas le soldat était renvoyé chez lui, sans pension, même si la maladie s’est largement aggravée sur le champ de bataille. Il convenait également de repérer les faux cas de tuberculose mis en avant pour se faire porter pâle et se faire réformer, par beaucoup de soldats.

 

6 - Pourquoi avoir renvoyé mourir chez eux des Poilus tuberculeux ?

 

Selon Pierre Darmon, « Les formalités de réforme sont si longues que plusieurs tuberculeux finissent par mourir dans les formations sanitaires sans avoir revu leur foyer, provoquant la révolte des médecins militaires contraints d’assister impuissants à leur agonie ». « Certains malades ne demandent qu’à mourir chez eux. Peut-on leur refuser cette suprême satisfaction ? », demande le Docteur Nordmann, du Mans, après avoir renvoyé dans leurs foyers deux moribonds en instance de réforme.

« Il existe deux catégories de réformés : les numéros 1 et 2. Les militaires ayant contracté la maladie en service commandé bénéficient de la « réforme n° 1 » avec pension, ceux dont la maladie était antérieure à l’incorporation sont réformés n° 2 sans pension. L’injustice est manifeste. Pourquoi les avoir incorporés, s’ils étaient tuberculeux, et pourquoi ne pas reconnaître l’aggravation du mal en service commandé ? ».

Le Professeur Rauzier, de la Faculté de médecine de Montpellier, écrit : « Bien que la nature de l’affection dont ils sont porteurs éveille en général moins de sympathie que la situation des blessés proprement dits, ils n’en ont pas moins puisé leur mal à la même source et n’en ont pas moins sacrifié leur santé pour la défense de la patrie. Il serait juste et humain que les plus gravement atteints, ceux pour lesquels la guérison n’est plus possible, eussent la faculté d’être rendus à leur famille et de mourir dans leur foyer ».

 

7 - Les réponses à la question posée…

 

  • Certainement par absence de traitement efficace contre la maladie,
  • Par manque de place dans les structures naissantes de prise en charge des tuberculeux, ces hôpitaux sanitaires spécifiques analogues aux sanatoriums civil mais créés seulement à partir de la fin de l'année 1915,
  • Par pure compassion, à la demande des soignants impuissants, mais aussi des moribonds eux-mêmes qui souhaitaient revoir une dernière fois leurs familles et pensaient que le bon air et la bonne nourriture de la campagne les guériraient.

 

Références

  • Ségal A., Ferrandis J.J. (2007) – « Une collection particulière, témoignage de l’aide nationale pour la lutte contre la tuberculose dans les tranchées (1914 – 1917). Histoire des Sciences Médicales – tome TOME XLI – n°4.
  • Lettre du Dr G. Rauzier, Professeur de clinique médicale à la Faculté de Médecine de Montpellier, médecin en chef des salles civiles à l’hôpital suburbain, chargé d’une formation sanitaire au même hôpital, à Justin Godard, sous-secrétaire d’État du Service de Santé, Montpellier le 1er février 1916, ASSA, carton 726, p. 1-2.
  • Pierre Darmon, La Grande Guerre des soldats tuberculeux. Hôpitaux et stations sanitaires, Annales de démographie historique 2002/1 (no 103), pages 35 à 50.
  • Camille Locht - La tuberculose, une histoire toujours d’actualité. Med Sci (Paris) 2016 ; 32 : 535–536 - https://www.medecinesciences.org/en/articles/medsci/full_html/2016/07/medsci20163206p535/medsci20163206p535.html

 

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