1916 - Du pain ! Rendez-nous notre boulanger !

Lors de la séance extraordinaire du 19 mars 1916, pétri de bonnes intentions, le Conseil municipal de Campagne-de-Marsan (Landes), réclame, à nouveau, le retour de son unique boulanger mobilisé, car le charpentier qui le remplace est âgé et ne fait ni l’affaire ni le bon pain ! Et ne parlons même pas des chocolatines ! Réitéré à plusieurs reprises, ce « vœu » finit par être exaucé, et Pierre Larrieu, qui compte tenu de son âge (43 ans) n’avait pas été envoyé dans les tranchées, réintégra sa boulangerie en avril 1917. Son absence avait dû paraître « longue comme un jour sans pain » à ses compagnons de villageois à qui on avait presque enlevé le pain de la bouche. Ce billet est également l’occasion de jouer avec vous au riche vocabulaire de la boulange.

Connaissez-vous toutes les expressions en italique dans ce billet ?

 

Sans vrai boulanger, les Campenois mangent leur pain noir.

 

« Le conseil, considérant que le soldat Larrieu Pierre, classe 1893, mobilisé à la station-magasins de Pithiviers exerce dans notre commune de la profession de boulanger ; que cette boulangerie est la seule à ravitailler la population de la commune et celle des environs dont les boulangers sont aussi mobilisés ; que le départ de Larrieu à part suite porté un grand préjudice à ces populations, que l’ouvrier employé à la boulangerie, charpentier de son état, âgé de 60 ans sera peut-être forcé, en raison de son âge, d’abandonner ce travail et que la boulangerie sera à l’heure fermée, émet de nouveau le vœu qu’un sursis soit accordé au boulanger Larrieu Pierre. Signé : le maire et les conseillers municipaux ».

 

Vœu de sursis pour le boulanger Pierre Larrieu, par le Conseil municipal du 19 mars 1916 (AD40 Campagne-1915 - 1945-E DEPOT 61/1D6 page 11).

 

« Mieux vaut pain en poche que plume au chapeau ».

 

En l’absence du boulanger titulaire, c’est un charpentier, certes bon comme du bon pain, âgé de 60 ans qui était chargé de la boulange, pour gagner sa croûte. Mais, lors d’une précédente délibération du 30 janvier de la même année, le Conseil municipal, sans aller jusqu’à vouloir lui faire passer le goût du pain, avait souligné que « la manutention était imparfaite », c’est-à-dire que le pain laissait fortement à désirer, et émettait déjà le vœu d’un sursis pour récupérer son unique boulanger. Un véritable problème de santé publique et un nouveau vœu de sursis - ça ne mange pas de pain - fut émis par le Conseil municipal lors de sa séance du 22 octobre 1916, car c’est bien connu il vaut mieux courir à la miche qu’au médecin.

 

Au four et au moulin, le soldat-boulanger Pierre Larrieu.

 
Pierre Larrieu, né le 7 avril 1873, était le seul boulanger de la commune qui comptait alors un millier d’âmes désormais mises au pain sec et à l’eau. Son père se prénommait également Pierre et sa mère était Jeanne Daudon. Il avait effectué son service militaire en 1894-1895 au 34e Régiment de ligne. Sa fiche militaire nous dit qu’il mesurait 1,63 m, qu’il avait des cheveux et des sourcils noirs et un degré d’instruction classé trois, c’est-à-dire qu’il savait lire, écrire et compter, ce qui était fondamental pour un commerçant.

 

Lorsque le conflit a éclaté, Pierre a été rappelé en dépit de son âge, et est arrivé à son corps d'armée le 8 octobre 1914. Puis il a été versé dans la 5ème Section des Commis et des Ouvriers le 3 janvier 1916, à Pithiviers. 

 

Fiche militaire de Pierre Larrieu (AD40 1893-R P 434, page 715).


 
 
La boulangerie du 5ème C.O.A, début 1915, à Pithiviers (source : www.chtimiste.com)

 

En août 1914, il existait 25 sections de Commis et Ouvriers militaires d'Administration (COA). Chaque section de C.O.A était affectée à un corps d'armée dont elle portait le numéro. Des sections supplémentaires ont été également mises sur pied, affectées au gouvernement militaire de Paris et aux principales places fortes.

 

Réussir mieux en pain qu’en farine, le vœu du Conseil municipal a enfin été exaucé !

 

Pierre avait épousé Maria Deloué (née en 1888 dans le village voisin de Saint-Martin-d’Oney) et était père de deux enfants lors de son départ à la guerre : Marcel (né en 1910) et Suzanne (née en 1913). Il avait été nommé caporal le 11 août 1916 et fit un service honorable sans avoir mangé du pain du roi, parce qu’il n’avait probablement jamais mis un pain à ses supérieurs.

Tout d’abord refusant de manger de ce pain-là et craignant certainement d’être roulée dans la farine, l’Autorité militaire avait refusé d’accéder au vœu du Conseil municipal. Puis, Pierre fut mis en position de sursis le 27 avril 1917 jusqu’au 31 mai 1917, et rendu boulanger à Campagne-de-Marsan. Puis, de nouveau du 29 août 1917 jusqu’au 15 décembre 1917. Pierre a été maintenu en sursis jusqu’au 30 mai 1918, puis jusqu’au 30 septembre 1918 et puis jusqu’au 10 mars 1919. Enfin, il a bénéficié d’un congé illimité le 31 janvier 1919.

En fin de compte, il a accompli sa campagne contre l’Allemagne du 8 octobre 1914 au 26 avril 1917 et du 1er juin 1917 au 24 août 1917. Le tout sans avoir mangé plus d’un pain. 
 

Enfin sorti du pétrin, tout ragaillardi par son retour au pays, la chaleur de son four et de son foyer, notre boulanger fit encore trois enfants à madame qui ne devait pas être trop planche à pain : Marie-Jeanne (née en 1919), Sylvain Vincent (né en 1922) et Jean-Louis-Robert (né en 1925). Il n’avait donc nullement emprunté un pain sur la fournée.

 

Bien qu’il gagnât son pain à la sueur de son front, ce père de famille nombreuse avait tellement de pain sur la planche qu’il sollicita et obtint l’aide de la commune pour les familles nombreuses en 1923. Du pain bénit ! 
 
AD 40, Campagne-1915 - 1945-E DEPOT 61/1D6, page 52.


La boulangerie Larrieu (petit bâtiment blanc, sur la gauche, après les trois personnes) au début du XXe siècle.


Le père de notre soldat, également prénommé Pierre, né vers 1842, était également boulanger. Il avait été élu conseiller municipal en 1874. La dynastie Larrieu a occupé la délicate, indispensable et stratégique fonction de boulanger dans le village jusqu’à la fin du XXe siècle, en la personne de Roger, l’un de ses fils. Une belle boulangerie et une belle longévité d’au moins un siècle et demi au service du village qui n'en perdit jamais une seule miette, dont les ancêtres proches (père, grand-père grand-mère, arrière-grand-mère) de l'auteur de ce blog. 
 
*** 

Petit lexique des termes de la boulange utilisés dans ce billet

  • Pétri de bonnes intentions : animé d’un bon sentiment.
  • Long comme un jour sans pain : durée interminable, ou personne de grande taille.
  • Compagnon : littéralement, «la personne avec qui » (cum en latin) l’on partage son pain (panis en latin) ; de compagnon vient le mot « copain ».
  • Enlever le pain de la bouche à quelqu’un : Priver quelqu’un de ce qui est nécessaire.
  • Bon comme du bon pain : qualifie une personne incapable de malveillance. 
  • Gagner sa croûte : gagner sa vie honnêtement.
  • Manger son pain blanc en premier : avoir le meilleur de quelque chose, sous-entendu, en attendant l’arrivée du moins bon. L’expression opposée est « manger son pain noir ».
  • Mieux vaut pain en poche que plume au chapeau : tout ce qui est superficiel n’a pas de valeur réelle et ne nourrit pas.
  • Lui faire passer le goût du pain : tuer quelqu’un.
  • Ça ne mange pas de pain : se dit d’un acte sans conséquence grave, ou qui consomme peu de ressources essentielles ; et aussi, qui ne coûte rien.
  • Il vaut mieux courir à la miche qu’au médecin : avoir un bon appétit est signe de bonne santé.
  • Réussir mieux en pain qu’en farine : terminer heureusement une affaire qui avait mal commencé.
  • Il a mangé du pain du roi : il a fait de la prison.
  • Il a plus de la moitié de son pain cuit : se dit de quelqu’un qui n’a plus longtemps à vivre.
  •  Au four et au moulin : avoir beaucoup d’occupations.
  • Être au pain sec [et à l’eau] : ne disposer que de ressources alimentaires minimales.
  • Mettre un pain : frapper quelqu’un.
  • Ne pas manger de ce pain-là : se dit par une personne refusant de se mêler à une affaire qui lui semble étrange (l’affaire = le pain).
  • Être roulé dans la farine : être trompé.
  • Être sorti du pétrin : être tiré d’affaire.
  • Tel pain, telle soupe : qui se ressemble s’assemble.
  • Planche à pain : femme sans poitrine.
  • Avoir mangé plus d’un pain : avoir beaucoup voyagé.
  • Emprunter un pain sur la fournée : avoir un enfant avant mariage.
  • Gagner son pain à la sueur de son front : gagner sa vie en travaillant.
  • Avoir du pain sur la planche : initialement, ne pas avoir besoin de travailler pour manger. Depuis 1914-1918, a pris le sens de « avoir beaucoup de travail ».
  • C’est du pain bénit : quand on parle de quelque chose qui « nous tombe du ciel » et qui est perçu comme une aubaine
  • Ne pas en perdre une miette : ne rien laisser (sous-entendu une miette de pain). 
 

Merci à H.D. et JJ.B… d’Angoulême pour les maximes suivantes…

  • Être en pain ou au pain de quelqu'un : vivre sous son autorité. 
  • Rendre pain pour fouace ou farine : rendre la pareille. 
  • Mettre hors de pain : émanciper.  
  • Faire petit pain ou être au pain menu : être dans la gêne ou même faire grise mine. 
  • Être à pain et à pot : partage familier du... compagnon.
  • Panem et circenses : Du pain et des jeux [du cirque bien entendu].
  • Ne sait que vaut pain sur terre, qui n'a connu la guerre (Proverbe français 1664).
  • Il faut de la poudre à nos perruques ; voilà pourquoi tant de pauvres n'ont pas de pain (Jean Jacques Rousseau).

 

Sources

  • AD40 Campagne-1915 - 1945-E DEPOT 61/1D6 page 11
  • AD40 1893-R P 434, page 715.
  • www.chtimiste.com
  • Les expressions en rapport avec la boulangerie. Édouard Da Silva Veira, Sep 5, 2018. https://boulangeriefacile.com/expressions/


 

 


5 commentaires:

  1. Merci de ce petit rappel !
    Les expressions et locutions liées à cet élément fondamental de notre culture qu'est le Pain, sont très nombreuses on pourrait notamment rajouter à ces savoureuses citations : être en pain ou au pain de quelqu'un (vivre sous son autorité) ; rendre pain pour fouace ou farine (rendre la pareille) ; mettre hors de pain (émanciper) ; faire petit pain ou être au pain menu (être dans la gêne ou même faire grise mine) ; être à pain et à pot (partage familier du...compagnon)... sans oublier le fameux panem et circenses (du pain et des jeux [du cirque bien entendu]).
    Amicalement.
    HD

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bernard Gaüzère31 janvier 2025 à 11:58

      Merci pour votre apport ! Je vais m'empresser d'enrichir le petit lexique. Cordialement

      Supprimer
    2. Bravo ! Bel exemple de réactivité ! Toutes mes félicitations! HD

      Supprimer
  2. J.J.Bonnin Angoulême31 janvier 2025 à 19:36

    Bonjour,
    Cet article m'a beaucoup intéressé. un petit oubli cependant, et de taille ! À propos de cette commune de Campagne, le pain de campagne (ces coriaces biscuits qui faisaient partie de nos "rations de combat" et que nos cuistots , quand les stocks étaient proches de la DLC, transformaient en un aimable "pudding économique".
    J'aurais voulu vous transmettre un texte que j'ai écrit il y a quelques années dans un petit journal local sur le sujet du pain, duquel j'ai tiré deux citations, mais je ne sais comment faire.
    « Ne sait que vaut pain sur terre, qui n'a connu la guerre. »
    Proverbe français 1664
    "Il faut de la poudre à nos perruques ; voilà pourquoi tant de pauvres n'ont pas de pain."
    Jean Jacques Rousseau
    Bien cordialement
    J.J.Bonnin Angoulême

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je dirais même plus en citant ce même JJ Rousseau :

      Le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres ; mais, s’il n’y avait point de luxe, il n’y aurait point de pauvres.

      Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, et en fait périr cent mille dans nos campagnes. L’argent qui circule entre les mains des riches et des artistes pour fournir à leurs superfluités est perdu pour la subsistance du laboureur ; et celui-ci n’a point d’habit, précisément parce qu’il faut du galon aux autres. Il faut des jus dans nos cuisines, voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables, voilà pourquoi le paysan ne boit que de l’eau. Il faut de la poudre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain.

      Nihil novi sub sole MMXXV

      Supprimer

Article épinglé

1910 - Le pauvre sacristain de Campagne-de-Marsan (Landes) passe à la trappe, au sens propre.

Le journal Le Républicain Landais relate un triste accident, le 18 novembre 1910 : une sorte de chute d’objet céleste a...

Articles les plus consultés