Dominique Gaüzère (1783-1846) : rescapé du bagne de Rochefort.

La Bruyère assurait que chacun d'entre nous descend à la fois d'un roi et d'un pendu. Je n’ai pas trouvé le roi, mais j’ai presque trouvé le presque pendu… Si j’ai retrouvé la trace de ce lointain cousin dans une gazette de Charente-Maritime qui relatait un extrait de jugement d’un tribunal de Rochefort, c’est qu’en 1827 il y était bagnard et qu’il fut sabré au talon et au visage par le garde-chiourme Tremblay. 

 

L'auteur de ce texte est un descendant à la 5ème génération d'un cousin issu de germains de Dominique.

 

Une vie peu ordinaire pour un laboureur landais.

Fils de Bernard Gaüzère (1761-1797) et de Jeanne Claverie (1763-1805), il naquit en 1783 à Campagne (au Grand-Domingue), et fut laboureur pendant la première partie de sa vie. Il ne savait pas écrire et se retrouva orphelin à l’âge de 15 ans, ce qui était courant à l’époque. Par contre, il se maria très tôt pour l’époque, à l'âge de 15 ans (la plupart des garçons ne se mariaient qu’à partir de 18 ans), avec Jeanne Dupouy le 14 février 1797, soit le mois suivant le décès de son père. Fut-il obligé de se marier si jeune pour réparer l’honneur de Jeanne ? Originaire de Meilhan, Jeanne était de 8 ans son aînée, ce qui est également inhabituel pour l’époque. Quelques années plus tard, le couple donna naissance à un garçon prénommé Antoine qui ne vécut qu’une semaine (15 au 22 octobre 1803), et d’après les actes d’état civil, n’eut pas d’autre enfant.

 

Une rixe qui tourne mal dans un cabaret, une longue cavale : chronologie des faits.

30 octobre 1814 : Querelle et rixe dans le cabaret Cazenave, à Campagne, entre Dominique et Jean Séguès- fils, devant témoins. Puis à 200 pas du cabaret, et vers 8h30, Dominique Gaüzère est sorti du buisson armé d’une barre et a frappé Jean Séguès-fils de trois coups.

 

6 novembre 1814 : décès de Jean Séguès fils, à Martin. Il était marié et âgé de 38 ans (AD40 Campagne décès 1804-1817, 4E 61/7). Autopsie à domicile par Hippolyte Cazaux, officier de santé à Meilhan, à la demande de Dupuy, maire de Campagne et en présence de témoins. « Fracture de l’os temporal au-dessus de l’orbite gauche ». En enlevant le crâne, « Il a trouvé un épanchement de sang dans la dure-mère qui a été la cause de la mort ».

Dupuy, également officier de santé, note « Deux plaie de l’orbite gauche, 2 cm profondeur jusqu’à l’os et un rameau de l’artère temporale divisé avec épanchement de sang aux paupières. Une contusion du bras droit ».

 

17 mai 1815 : acte d’accusation de trois pages avec requalification en homicide volontaire.

Le crime a été mal qualifié dans l’ordonnance de prise de corps, car il ne mentionne ni le guet-apens ni la préméditation, il doit donc être annulé. Finalement, il est requalifié en un meurtre volontaire, homicide volontaire. Le signalement de Dominique Gaüzère est inconnu et il est déclaré contumax, c’est-à-dire qu’il s’est soustrait à la justice et est en cavale. D’où une ordonnance de prise de corps. « Le crime emporte peine d’affliction et infamante ». Ordonnance de contumax.

 

31 décembre 1814 : son épouse le dit absent du domicile conjugal, depuis très longtemps. Son frère Antoine Gaüzère déclare que Dominique « a disparu depuis le samedi cinq du courant. Un fusil à deux coups lui appartenant à disparu ».

 

16 juillet 1815 : L’huissier Saintourens a fait « battre la caisse par le sieur Jean Cruchon », crieur public de Campagne, dimanche 16 juillet 1815 à 8 h 30 à la requête du Procureur impérial criminel, pour informer la population que Dominique est contumax, c’est-à-dire en cavale. Placardage de l’avis à la porte de la mairie et sur la porte du domicile de Dominique.

 

La cavale dura deux ans et demi et Dominique se rendit ou finit par être pris…

 

15 juillet 1817 : interrogatoire par Joseph Bordenaves, président du tribunal de Mont de Marsan. Dominique nie les faits. Il reconnaît avoir été au cabaret, mais n’y a pas vu Jean Séguès.

 

27 octobre 1817 : début du procès. Liste des 30 jurés de la cour d’assises dont Arnaud Gaüzère, avocat à Saint-Sever et 29 autres notables venant de tout le département.

 

28 octobre 1817 : condamnation au travaux forcés à perpétuité par arrêt de la cour d’assises de Mont-de-Marsan, pour « homicide volontaire sur la personne de Jean Séguès ».

 

11 décembre 1817 : Cour de cassation de Paris saisie sur la demande de Dominique Gaüzère, en cassation de l’arrêt rendu par la cour d’appel des Landes le 28 octobre 1817. Rejet du pourvoi en cassation.

 

29 juin 1818 : rejet du recours en grâce par le garde des sceaux à Paris.

 

Condamné au bagne à perpétuité.

Puis, Dominique fut condamné au bagne à vie - à l’âge de 34 ans - le 28 octobre 1817 par la Cour d'assises de Mont-de-Marsan, pour « homicide volontaire sur la personne de Jean Séguès ».  

Dominique passa quelques mois à la prison de Mont-de-Marsan, dans l’attente du transfert au bagne de Rochefort. La prison a été construite entre 1806 et 1809 sur les plans de l’architecte François-David Panay (1752-1822) et de Claude Antoinre Gagelin, au 4 rue Armand-Dulamon. « Proche de l’antiquité romaine, sa façade s’inspire des cachots de Piranèse (architecte italien du XVIIIe siècle) ». En 1809, elle était une maison d'arrêt pour les hommes, fonction qu’elle a tenu jusqu’à sa cession à l’État en 1948 et sa fermeture définitive le 7 décembre 2008. Elle est classé monument historique et est toujours en place.


Ancienne prison de Mont-de-Marsan, façade sur rue. © Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie, tous droits réservés. Référence AP12R041879.


Ancienne prison de Mont-de-Marsan, façade sud, porte d’accès. © Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie, tous droits réservés. Référence A AP12R041880.
 

Sa fiche matricule du bagne (matricule 8015) nous apprend à mieux le connaître. Il mesurait une taille respectable pour l’époque (170 cm), avait les cheveux, la barbe et les sourcils châtains, les yeux roux et un nez gros et long.

Notons que Jeanne Dupouy, sa femme, est décédée, à l’âge de 45 ans, le 17 novembre 1817 au Grand Domingue, trois semaines seulement après la condamnation de son mari au bagne. Mort naturelle ? De chagrin ? Suicide ? Honte ? Conformément aux usages, Dominique fut « exposé » le 14/07/1818, durant une heure sur la Grand-Place de Mont-de-Marsan « au carcan », sous un écriteau mentionnant en gros caractères ses nom et qualités, son domicile, ses crimes et sa condamnation. Puis il fut « flétri », c’est-à-dire marqué au fer rouge sur l’épaule droite des lettres T.P qui signifient « Travaux forcés à perpétuité ».

 

 

 

« Il faut en effet marquer le coupable dans sa chair pour stigmatiser son corps de manière ostentatoire. C’est à la fois un spectacle, un rituel de purification et la manifestation du pouvoir de punir. Pour l’État, il a valeur d’affirmation de son pouvoir régalien d’infliger la souffrance comme la mise à mort en public ; pour le criminel, c’est une manière de lui faire reconnaître aux yeux du public sa culpabilité et de manifester qu’il est sur le chemin de la repentance. Ce n’est qu’en 1832 que la flétrissure sera abandonnée par la Justice de la Monarchie de Juillet mais l’exposition sera maintenue ».

Étiqueté « Chaîne du midi », Dominique a dû subir la longue marche à pied ou en charrette des condamnés, enchaînés au cou ou aux pieds, récupérant de nouveaux forçats à chaque maison d’arrêt sur la route, depuis Mont-de-Marsan jusqu’à Rochefort. Il entre au bagne de Rochefort le 2 août 1818, soit huit mois après sa condamnation.  

 

Entraves d’esclave en fer forgé de la première moitié du XIXe siècle (Photo : B-A Gaüzère, musée de Stella Matutina, Ile de La Réunion).

 

Revêtu de la tunique rouge aux épaules jaunes et du bonnet vert des condamnés à « vioque », il est mis aux fers et peut-être, par la suite, « l’accouplement » (l’enchaînement) avec un autre compagnon d’infortune, dont Clémens dit que c’est le « plus grand supplice du forçat ». Puis, chaque nuit, c’est le « tolard », c’est-à-dire le grand lit collectif en bois, surhaussé de 2 pieds au-dessus du sol, sur lequel les forçats sont enchaînés, de la grande salle Saint-Antoine réservée aux condamnés à vie ou à 20 ans.

 

 

 

Selon l’ordonnance du 5 février 1823 portant sur la ration des chiourmes, en tant que valide, il recevait chaque jour 915 g de pain fait avec de la farine de froment épurée à 12 % et touchait un salaire lui permettant de s’acheter des compléments, ainsi que 48 cl de vin et une ration de viande fraîche et de légumes verts trois fois par semaine.

Voici ce qui est écrit sur le relevé effectué par la Bibliothèque Généalogique et d'Histoire Sociale de France dans le Registre des Bagnards : « Exposé le 14/07/1818. Peine réduite à 8 ans par décision du 13/12/1832 (à libérer le 13/12/ 1840). Peine réduite à 2 ans par décision du 05/08/1836 ».

 

"Sabré" par un garde-chiourme.

Si j’ai retrouvé son histoire dans une gazette de Charente-Maritime qui relate un extrait de jugement d’un tribunal, c’est qu’en 1827, il fut blessé par sabre au talon et au visage par le garde-chiourme Tremblay. Fait exceptionnel, ce Tremblay, qui n’en était peut-être pas à son coup d’essai, fut jugé par le tribunal maritime de Rochefort et condamné à un mois de prison et à une amende. La rixe entre bagnards qu'il évoquait pour justifier sa brutalité, n'avait pas été retenue pat le juges.

Voici le récit qu’en fit Pierre Zaccone, dans son Histoire des bagnes depuis leur création jusqu'à nos jours : Brest, Toulon, Rochefort, Lorient, Cayenne, Nouvelle-Calédonie (Volume 1), 1817-1895, pages 314-315.


Comme le bien naît souvent de l'excès du mal, il arrive que les condamnés trouvent, auprès du tribunal maritime, une garantie de sécurité dans la rigueur même dont la loi s'arme contre eux.
Ce tribunal, sous la présidence de M. Cocherel, capitaine de vaisseau, eut à juger le 17 août 1827, un certain Tremblay, garde-chiourme, prévenu, d'avoir, dans une des salles du Bagne, blessé volontairement, avec son sabre, le nommé Dominique Gaüzère, condamné à vie pour homicide à Mont-de-Marsan. L'accusé explique ainsi le fait qui l'amenait au pied du tribunal :

- Deux forçats se battaient et je m'efforçais de rétablir l'ordre lorsque je fus poussé violemment par d'autres forçats qui étaient descendus de leur banc. Me voyant insulté dans mon service, je tirai mon sabre et en frappai le premier venu. Je voulais frapper de plat ; il parait que, contre mon intention, je blessai le nommé Gaüzère.

- Si quelqu'un en agissait ainsi envers vous, dit le président, n'en demanderiez-vous pas justice. ? Je ne serais pas content, répondit l'accusé ; mais il y a de la différence entre les citoyens et les forçats.

 Le commissaire rapporteur repoussa avec énergie ce moyen de défense, inadmissible surtout de la part de l'accusé.

- « Vous ne devez jamais oublier, dit-il, que vous n'avez une arme que pour vous en servir dans des circonstances excessivement graves, et ce n'était pas ici le cas ». Quoiqu'ils subissent la peine due à leurs crimes et bien plutôt même à cause de cette considération, les condamnés n'en sont pas moins toujours sous la protection de la loi ».


Un véritable miraculé.

Jugez-en ! Neuf ans après l’incarcération de Dominique, à la fin du mois d’août 1827, d’après Alhoy, il y avait 400 forçats malades à l’hôpital maritime et 69 autres à l’annexe du Martrou, soit le quart de l’effectif du bagne. D’après son mémoire sur le choléra à Rochefort, publié par la Société d’Agriculture, Sciences et Belles-lettres, le Dr A. Lefèvre compte que l’épidémie de choléra fit 312 invasions et 164 morts entre août et septembre 1832. Dominique a donc échappé au choléra, aux typhus, aux bagarres entre bagnards et aux bastonnades des gardes-chiourmes. Dominique a eu la chance de survivre à vingt ans de bagne. Il suffit de se remémorer le film autobiographique « Papillon » pour imaginer la taille de l’exploit, un siècle plus tôt ! Ce que confirme le Docteur Villermé qui écrivait en 1829 que la mortalité des forçats au bagne de Rochefort a « toujours été excessive », de sorte que la condamnation la plus courte (cinq années) équivalait pour la très grande majorité à la peine de mort.

Dominique a été remis en libéré le 5 août 1838, à la suite de deux remises de peine.

 

Il rentre à Campagne et y refait sa vie.

À son retour, son jeune frère Antoine n'est plus là, car il est décédé l'année précédente, le 20 mars 1837. Moins d’un an après sa libération, Dominique épouse, le 4 juin 1839, à Campagne, Marie Lelay (1804-1845) (née à Saint-Brandan, Côtes-du-Nord), orpheline plus jeune que lui de 20 ans et dont le père était décédé en Vendée (donc près de Rochefort) en 1835. Sur l’acte de mariage, Dominique exerçait alors le métier de charron, un métier qu’il avait vraisemblablement appris au bagne. Témoins : Jean Vives (23 ans laboureur), Bernard Vives (22 ans cordonnier), Pierre Vives (38 ans, instituteur), Jean Marroc (35 ans, aubergiste). Le maire, officier d'état civil se dénommait également Vives. 

Peut-être le maire avait-il dû faire appel à des membres de sa famille pour fournir les témoins au bagnard de retour ? L’acte de mariage nous apprend l’existence d’un contrat de mariage chez Maître Trattour, notaire à Montaigu, et que la mère de la mariée résidait à Saint-Nicolas (commune de Montaigu) et avait fait parvenir son consentement à cette union, par écrit.

 

De cette union, naquirent Jean (25 mai 1842) et Étienne (23 mars 1845). Marie Lelay est décédée peu après la naissance d’Étienne, le  12 mai 1845.  

Dominique est décédé le 8 janvier 1846 à Campagne, à l'âge respectable de 62 ans après 20 ans de bagne, laissant donc ses deux garçons orphelins en très bas âge. Il n’habitait plus à Domingue, mais à Matillon, en face du Cap-du-Pont actuel. Son décès fut déclaré par Jean Carrère, instituteur et Dominique Gaüzère (né en 1809), son neveu et filleul, fils de son jeune frère Antoine. Preuve que Dominique l'ex-bagnard avait conservé des liens avec sa famille qui ne l'avait pas banni une deuxième fois. Un réconfort dans sa fin de vie.

 

Acte de décès de Dominique Gaüzère, le 8 janvier 1846.

 

Jean, son premier fils est décédé à l'âge de 10 mois. Quant à Étienne, le second fils, il est parti se marier le 11/04/1875 avec Marie Pita et s’installer à Cauna, à une quinzaine de km de Campagne.

 

Le bagne de Rochefort, comme si vous y étiez… 

La vie de cet ancêtre a été l’occasion de découvrir les bagnes et de reconstituer le quotidien de Dominique pendant les 20 années de réclusion.

Tout d’abord, près des anciennes galères, s’ouvrit le bagne de Toulon qui fonctionna de 1748 à 1873. La Marine royale y accueillait, pour les besoins de l'arsenal de Toulon, les condamnés aux travaux forcés en y mettant en place un système pragmatique d'utilisation de la force humaine à moindre coût. Puis, furent créés pour les besoins de l’arsenal de Brest, le bagne de Brest qui fonctionna de 1749 à 1858 et enfin le bagne de Rochefort qui fonctionna de 1766 à 1852. Le bagne de Rochefort avait été conçu pour accueillir 500 forçats, mais il en abrita jusqu'à 2 500.

La vie au bagne de Rochefort a été décrite en 1841 par un forçat nommé Jean-Joseph Clemens dans un manuscrit intitulé "Souvenirs du bagne", illustré de dessins aquarellés, conservé à la Médiathèque de Rochefort, détenu à Rochefort de 1827 à 1845, et donc codétenu de Dominique Gaüzère.


« Les prisonniers sont employés à tous les travaux de l'arsenal, en particulier les plus pénibles, ceux de la grande fatigue, comme le halage des navires le long de l'estuaire de la Charente (la cordelle) ou la manutention des grosses pièces de bois. La vie au bagne est très hiérarchisée : habillement, durée des condamnations, types de travaux et chaînes dessinent un monde codifié. La cloche rythme la vie des bagnards. L'été, le réveil est à 6 heures. Après l'inspection des fers, les forçats partent au travail. La cloche sonne le soir pour la rentrée au bagne, à 23 heures en été. L'épuisement, la malnutrition, les maladies, l'absence d'hygiène et l'entassement créent les conditions d'une mortalité très élevée ».

 

Source : Le bagne de Rochefort (Histoire des bagnes depuis leur création. Pierre Zaconne).

Ce qui distinguait ce bagne de ceux de Toulon ou Brest, c'est que l'on y dirigea presque seulement des condamnés à perpétuité. »
« L’habillement des forçats du bague de Rochefort est déterminé par l’ordonnance du 5 février 1823, et le règlement ministériel de la même date. Pendant les mois d'hiver, le condamné porte un pantalon de drap rouge, une casaque de la même étoffe ; pendant l‘été, on lui donne deux pantalons de toile à la place de son pantalon d’étoffe ; il a deux chemises, une paire de guêtres, un bonnet et une vareuse pour l’hiver. Lorsque les forçats sont mis en liberté, ils reçoivent un chapeau ciré, une chemise neuve, un pantalon, un gilet rond en drap brun, une paire de guêtres, une paire de souliers ; l’été, le pantalon est de toile au lieu d’être en drap ».

« Une fatale destinée préside à la vie du galérien : au sortir de la cour d’assises, on le pousse vers nos ports, emprisonné dans une chaîne de fer qui lui serre le cou et la cheville du pied, et, par un embranchement latéral, lie le poignet opposé à tout le système ; arrivé au point de sa destination, ce premier et sévère lien est brisé ; on lui arrache ses vêtements, dernier souvenir de la société qui le répudie ; il endosse l’uniforme dégradant du forçat. On lui jette au hasard un compagnon, qui doit partager sa chaîne, son sommeil, ses travaux, sa nourriture, son repos, son existence de tous les instants ; on le marie... épousailles étranges ! Une chaîne de fer, rivée sous le marteau de l'exécuteur, est la bandelette sacrée du mariage du forçat, un garde-chiourme est son dieu d’hyménée !... et alors, s’ouvrent devant lui les grilles du bagne. Savez-vous ce qu‘est le bagne ? Un vaste édifice, dont l’intérieur est divisé en longes au milieu desquelles s'élève un double lit de camp : là, chaque couple trouve un anneau qui l’arrête, comme un animal pris au piège, une boîte pour renfermer sa couverture, un espace de deux mètres carrés pour s'étendre et dormir ; à la suite de ces galeries, une chapelle, un hôpital, puis, par-dessous, d’autres galeries souterraines, des cachots humides et impénétrables. D’épais barreaux de fer en ferment toutes les ouvertures, de nombreuses baïonnettes en défendent l’approche, et, sur toutes les avenues de ce repaire redoutable, la société a braqué des obusiers chargés à mitraille pour y maintenir la paix. Le roi de cet empire est le commissaire du bagne ; son sceptre est un fouet ou un bâton, son armée, le corps des garde-chiourme, organisé en compagnies ; ses sujets, au nombre de plusieurs milliers, sont le rebut de toutes les classes. C’est dans ce séjour maudit que vient se naturaliser le forçat. Si cette terre ne lui est point étrangère, ou, pour me servir du langage consacré des habitants, s’il est vieux fagot, il se voit à l’instant entouré, serré, embrassé, porté en triomphe par ses anciens compagnons ; il raconte ses courses vagabondes, ses hauts faits, sa gloire et sa chute ; il termine par une nouvelle méthode de tromper l’argousin. Mais si le condamné apparaît pour la première fois dans cette enceinte de bannis, si son nom n’y a pas encore été apporté par la renommée, s'il est bois verd, en un mot, ou jeune fagot, il subit un interrogatoire, et on l’initie à la morale du lieu, morale brûlante comme un fer rouge, et dont l’horrible langage trouve le moyen d’éveiller un dernier rayon de pudeur au front même de l’homme qui a laissé toute honte sur la sellette des assises. Dans les enseignements qu’il reçoit, tout remord s’efface ; il prend confiance en lui-même ; la réprobation universelle cesse de peser sur son âme ; il trouve des amis, des frères, car je le répète, l’infamie n’a pas de nom au bagne, et son âme se façonne et se trempe complètement dans cette atmosphère du crime ».


Honoré de Balzac évoque le bagne de Rochefort…

 … dans son œuvre Splendeurs et misères des courtisanes à propos de l'évasion de Jacques Collin : « La dernière évasion de Jacques Collin, une de ses plus belles combinaisons (il était sorti déguisé en gendarme, conduisant Théodore Calvi marchant à ses côtés en forçat), avait eu lieu dans le port de Rochefort, où les forçats meurent dru, et où l'on espérait voir finir ces deux dangereux personnages ». 

Balzac évoque à nouveau le bagne : « ...la différence qu'il y a entre Brest, Toulon et Rochefort, la voici : à Brest, on est sûr de trouver des gourganes (fèves) à la troisième cuillerée, en puisant au baquet ; à Toulon, vous n'en avez qu'à la cinquième ; et à Rochefort, on n'en attrape jamais, à moins d'être un ancien ».

 

Au milieu du XIXe siècle, la révolution industrielle et la volonté d'expulser les condamnés hors de la société conduisirent à fermer les bagnes de la métropole les uns après les autres. Les bagnes coloniaux de Guyane et de Nouvelle-Calédonie, prirent la relève. Rochefort fut rapidement vidé de ses occupants et ferma ses portes en 1854 au début du Second Empire. Il fut incendié en 1888.

 

Sources

  • Michel Pierre, Le temps des bagnes, 1748-1953, Tallandier, 2017.

 

 

 

 

 


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