Du rififi entre le Conseil municipal de Campagne-de-Marsan (Landes) et l’instituteur communal Jean Carrère.

En 1850, le Conseil municipal de Campagne-de-Marsan (Landes), petite commune rurale d’un millier d’âmes, demande au Recteur de retirer l’instituteur Jean Carrère pour des motifs politiques et d’autres bien futiles… Et obtient gain de cause !

 

« Considérant que le sieur Carrère, instituteur communal de cette commune a été signalé à Monsieur le Recteur depuis le mois de décembre 1850, comme fréquentant jours et nuits les jeux et les cabarets, comme se dispensant quant à lui concernant de tenir son école la journée et comme ayant des rapports avec une citoyenne professant des opinions politiques contraires au maintien de l'ordre et de la tranquillité publique,

 

Considérant que cet instituteur, au lieu de s'occuper de son devoir, s'est associé à une poignée d'individus qui depuis plusieurs années font une opposition systématique à l'autorité municipale et provoquent dans la commune une division franche,

 

Considérant que, pendant les journées du trois et du quatre du courant, époque à laquelle a eu lieu la fête patronale, l'instituteur a autorisé l'établissement d'un café dans la cour de sa maison que la commune a achetée et affectée au logement, et que le public a été admis même la nuit dans ce café,

 

Considérant que bien que tous ces faits aient été portés à la connaissance de Monsieur le Recteur, aucune information n'a été prescrite pour lui, ce qui assure à l'instituteur l'impunité de sa conduite,

 

Considérant que le Conseil en reconnaissant l'exactitude des reproches faits à l'instituteur, ne peut accepter qu'on refuse de la vérifier et de lui réprimer,

 

Par ces motifs, le conseil s’associant aux demandes déjà faites déjà pour obtenir l'éloignement du sieur Carrère instituteur d'une commune où il ne peut plus avoir de sympathie de l'autorité et de la population, invite Monsieur le Maire à renouveler son action près Monsieur le Recteur pour que les fautes reprochées à cet instituteur soient vérifiées et que qu'il soit entrepris à l'égard de ce dernier telle mesure que de droit.

 

Dans le cas où Monsieur le Recteur persisterait à refuser cette satisfaction à l'administration communale et au Conseil, Monsieur le Maire est invité à adresser copie de la présente à Monsieur le Ministre de l'Instruction Publique et à signaler à son attention un déni de justice aussi persistant, ayant pour but de maintenir dans la commune un instituteur qui n'a plus aucun droit à la confiance de la population ni à la bienveillance du Conseil Municipal ».

 

Le contexte

 

Afin de mieux comprendre comment le ciel est tombé sur la tête de ce malheureux instituteur, sachez que cette affaire survient pendant une nouvelle période trouble de l’Histoire de France. Le pays tente timidement de s’ériger en république, renverse son Roi des Français, Louis-Philippe, mais place sur le trône l’insipide neveu de Napoléon 1er. Les gouvernements successifs reprennent d’une main, ce que l’autre à donné. Il faut jurer fidélité au nouvel Empereur et l’opposition politique est inexistante, le Préfet tenant fermement les communes et leurs Conseils municipaux. Il convient de ne pas apparaître libre-penseur.

 

Le 24 février 1848, Paris se couvre de barricades et la foule envahit les Tuileries. Le roi Louis-Philippe dissout l'assemblée puis abdique et quitte la France pour l'Angleterre. En décembre, Louis-Napoléon Bonaparte est élu président jusqu’au désastre de la Guerre franco-prussienne de 1870. Le 6 mars 1848, la liberté de la presse et de réunion est établie.

 

En 1848, les écoles primaires comptent près de 50 000 élèves soit environ 1 % de la population scolaire.

 

En mars 1848, le gouvernement instaure le suffrage universel, sans condition de cens, pour tous les citoyens âgés de 21 ans et domiciliés depuis six mois dans la commune. Toutefois, pour être éligible, il faut avoir 25 ans. En février 1848, le gouvernement républicain abolit la peine de mort en matière politique.

 

Mais en 1849, le retour de balancier frappe : le gouvernement conservateur suspend la liberté d’association pour un an. Le 11 janvier 1850, le vote de la loi de Parieu permet aux préfets de révoquer les instituteurs.

Le 31 mai 1850, une loi électorale exclut 3 millions de votants, car désormais pour figurer sur les listes électorales, il faut être inscrit sur le rôle de la taxe personnelle (ce qui exclut les indigents), et ne pas avoir subi de condamnation pénale de plus d'un mois d'emprisonnement (ce qui exclut les opposants politiques), et être domicilié depuis trois ans dans le même canton (ce qui exclut les ouvriers itinérants).

À partir de 1850, les délits politiques sont désormais passible d'une déportation au bagne. Notre instituteur et ses amis l’ont échappé belle !

 

En 1850, la loi scolaire (loi Falloux) reconnaît deux types d’école primaire en France (publiques et privées) et elle renforcer le contrôle de l’église catholique sur l’École et donne au préfet la possibilité de révoquer les instituteurs. Les communes de plus de 800 habitants doivent ouvrir une école de filles. Les cahiers du maître deviennent obligatoires afin de pouvoir contrôler l’enseignement. Surtout, elle donne toute liberté aux congrégations religieuses pour ouvrir des établissements d’enseignement catholique. Il faudra attendre une demi-siècle de plus avant la séparation de l’Église et de l’État !

 

Qui était Jean Carrère ?

 

Jean Carrère est né à Cauneille (Landes), le 16/08/1822, où son père Jean-Baptiste était propriétaire.

Le 19/05/1843, Pierre Vives, instituteur natif de Campagne et âgé de 44 ans, décédait. Le nom de Jean Carrère, instituteur, apparait pour la première fois sur l’acte de déclaration d’un décès à Campagne, le 6/05/1844. Jean Carrère a vraisemblablement pris ses fonctions d’instituteur à Campagne, au cours du deuxième semestre 1844.

 

Le 20 août 1845, Jean Carrère épouse à Campagne, Marie Vives (née le 30/05/1823 à Campagne), couturière. Le contrat de mariage a été établi à Peyrehorade (Landes). De cette union, sont nés à Campagne, Arnaud, le 30/06/1847 et Jeanne Agnès, le 20/01/1849. (AD40 Campagne-Mariages-1832 - 1848-4 E 61/12, page 161).

 

Signature de Jean Carrère, le 20/09/1844 au bas d’un acte de décès (AD40 Campagne-Décès-1832 - 1851-4 E 61/15, page 135).

Au début de l’année 1852, Jean Carrère n’est plus instituteur communal à Campagne.

 

Le recteur a-t-il fini par céder au Conseil municipal ? Où Jean Carrère s’est-il retrouvé ? A-t-il pu continuer à exercer comme instituteur ? Il ne m’a pas été possible de reconstituer la suite de son parcours.

 

En effet, le 22 février 1852, le Conseil municipal déclare la fonction d'instituteur vacante et souhaite la confier au Sieur Fustaix, employé actuellement à Sainte-Marie dans le Gers. À ce sujet, Monsieur le maire expose : "Sur le compte de qui il a obtenu des renseignements satisfaisants et que le conseil académique a inscrit dans la liste des instituteurs admissibles". Et le maire de brandir sous les yeux du Conseil, le brevet de capacité et le certificat de moralité obtenus par le sur Sieur Fustaix. (AD40 Campagne-1848 - 1879-E DEPOT 61/1D3, page 31).

 

Deux instituteurs pour le prix d’un !

 

Le 4 avril 1852, le maire informe le Conseil municipal que la commune est autorisée à recruter pour la toute première fois, une institutrice communale. Il propose de recruter l’épouse du Sieur Fustaix (Jeanne Philippe Badi) qui remplit toutes les conditions, dont un certificat de bonne moralité, et qui de surcroît, est déjà logée dans la maison de l’instituteur son époux, et ne pourra pas être payée par la commune qui n’en a pas les moyens ! Une très bonne affaire ! Jugez-en : elle travaillera gratuitement et le logement du couple et de ses deux enfants sera amputé d’une pièce pour servir de salle de classe aux filles de la commune.

 

Voici l’argumentaire (à replacer dans le contexte de l’époque) des conseillers municipaux pour accepter cette candidature.

 

« Considérant que les pères de famille qui ont de petites filles à faire instruire verront avec beaucoup de satisfaction qu’une institutrice se fixe dans la localité »,

 

« Considérant, de plus, que dans l’intérêt de la morale, il y a inconvenance d’envoyer les jeunes filles dans la classe des garçons ; que d’ailleurs, les travaux à l’aiguille, qui sont indispensables à la femme, ne sont jamais enseignés aux jeunes demoiselles par l’instituteur ».


« Le conseil exprime en outre, le regret que toutes les ressources communales soient absorbées actuellement par la réédification de l’église et du clocher et que cette circonstance lui enlève le désir qu’il aurait eu d’accorder une petite indemnité à l’épouse Fustaix. En attendant un moment plus favorable, il décide qu’une chambre dans le rez-de-chaussée de la maison qui a été achetée par la commune pour être affectée au logement de l’instituteur, sera à la disposition de l’institutrice pour la tenue de sa classe ». (AD40 Campagne-1848 - 1879-E Dépot 61/1D3, page 32).

Le 20 juin 1852, Jean Fustaix fut officiellement installé comme secrétaire de mairie et selon la circulaire du préfet du 14 juin de la même année, il prêta le serment de fidélité au président du Conseil municipal, c'est-à-dire au maire et à la Constitution : " Je jure obéissance à la constitution et au président ". Jean Fustaix est resté instituteur dans la commune, au moins jusqu’en 1853, comme en atteste sa présence lors de la déclaration de naissance d’une de nos parentes.

 

Signature de Jean Fustaix, instituteur âgé de 36 ans, le 16/01/1853, sur l’acte de naissance de Marie Gaüzère, à JeanLaouillé (AD40, Campagne-Naissances-1853 - 1868-4 E 61/10, page 4).

 

Jean Fustaix est né le 28/12/1813 à Asasp-Arros (Basses-Pyrénées) et a épousé Jeanne Philippe Badie (1813-1872), le 13/09/1837, à Cazères-sur-Adour (Landes). Il est décédé à Cazères-sur-Adour, le 25/01/1883. De cette union sont nées deux filles : Marie-Olympe (1838-1919) et Jeanne Marie Marceline (née en 1843).

 

Compte-tenu de ces conditions, Jean Fustaix et son institutrice d’épouse ne sont pas restés très longtemps à Campagne…

Le successeur du Sieur Fustaix fut Jean Réelzard (né le 26/05/1834 à Maslacq, Basses-Pyrénées). Instituteur, directeur d’école et secrétaire de mairie - son nom apparaît au bas de tous les actes d’état-civil de la commune pendant des décennies - , il épousa à Campagne le 30 avril 1857, une jeune fille du cru, Jeanne Vives, née le 18/09/1834 à Campagne et dont le père avait été instituteur (Pierre Vives cf. supra). Jeanne était épicière lors de son mariage et orpheline de père (depuis 1843) et de mère (depuis 1938).

 

Sources

 

  • Contexte France, Thierry Sabot, Éditions Thisa 2023.
  • AD40

 

 

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